Porteuse de valises à « La Porte Verte »
Héléne Cuenat, française, enseignante, militante, a été une « porteuse de valises » (bourrées de fric) en France pour le compte du FLN pendant la guerre d’Algérie en 1957. A cette époque, c’était un acte héroïque. En 1960, elle a été arrêtée et condamnée à 10 ans de prison avec d’autres militantes françaises et algériennes également « porteuses de valises » pour le groupe Jeanson qui l’avait contactée. Être militante en France pendant la guerre d’Algérie n’était pas chose facile, il fallait changer fréquemment de domicile et vivre dans la clandestinité sous de fausses identités. Lors de son arrestation, elle ne dira rien, ne dénoncera personne. Elle déclarera simplement être pour l’indépendance de l’Algérie.
Hélène Cuenat a aujourd’hui 70 ans. Elle est en bonne santé, elle est belle, toujours passionnée par ses idées et les causes qu’elle défend. Elle est très occupée. Pour obtenir un rendez-vous, j’ai dû appeler à plusieurs reprises, car elle était toujours en voyage.
Dans son livre « La Porte Verte », elle parle de son itinéraire, de la mort de sa fille Michèle et de l’amour qu’elle lui portait, ainsi que de sa vie de militante et de son amour de l’Algérie. Elle y raconte aussi les réseaux Jeanson, son séjour derrière les barreaux dans le quartier réservé aux détenus politiques et son évasion en février 1961 de la prison de la Roquette en compagnie d’autres femmes. « La Porte Verte » est un livre qui évoque un morceau d’histoire de l’Algérie. C’est, pour cette période, un document historique qu’il faut lire pour retrouver ce que fut la vie militante de certains Français et Françaises en faveur de l’Algérie dans les années 60 en France.
Ecoutons-la.
Le Quotidien d’Oran : Pourquoi as-tu écrit ce livre 40 ans après ? Hélène Cuenat : Il y a quelques années, j’avais commencé à écrire à la demande d’un cinéaste algérien qui voulait faire un film sur les prisons en France. Il m’avait demandé à moi et à quelques autres amis de réagir sur notre expérience de la prison. Ce que j’ai fait, mais comme le film ne s’est pas fait, j’ai gardé mon travail comme dans un congélateur, quelque chose d’intact. Je me suis beaucoup référée à ce texte, sinon j’aurais certainement oublié beaucoup de choses. Le texte tel quel n’était pas publiable, mais l’envie d’écrire là-dessus m’était venue et je l’ai gardée. Alors, quand j’ai eu le temps je m’y suis mise. Cela a été un gros travail : deux ans de boulot à mi-temps.
Q. O. : Est-ce un hasard si ce livre a été édité par un éditeur algérien, Bouchène ? L’avais-tu aussi proposé à des éditeurs français ?
H.C. : Oui, je l’avais proposé à des éditeurs français, mais on m’avait prévenue qu’il y avait peu de chances qu’ils ne l’éditent.
Q.O. : « La Découverte » aussi a refusé ? Pourtant ils sont spécialisés sur l’Algérie ? (éditeur de « La Sale Guerre » et de « L’Affaire Bentalha »).
H.C. : Oui.
Q.O. : Quelques jalons dans ta vie : en 1957, tu es professeur, tu enseignes le français. Puis tu quittes l’enseignement, tu milites avec le FLN et tu rentres dans le réseau Jeanson. L’as-tu fait pour des raisons politiques ou l’as-tu fait par amour pour Jeanson ?
H.C. : Je l’ai fait très clairement pour des raisons politiques en ce sens que si histoire d’amour il y a eu, elle s’est déclarée après. J’ai connu Jeanson par le réseau de soutien. A l’époque, j’étais membre du Parti communiste français, ma formation de communiste me montrait que le peuple français et le peuple algérien étaient du même côté, alliés. En acceptant le coup de force des ultras pour continuer la guerre et garder l’Algérie dans le giron français, on trahissait la solidarité internationale telle que moi je l’avais comprise, pas seulement moi, mais tous les communistes. C’est donc pour cette raison que je me suis engagée, non pas tellement pour le FLN que pour le peuple algérien, pour son indépendance. On a trop souvent considéré que nous étions FLN. Non, nous n’étions pas FLN, nous tenions à être un réseau français.
Q.O. : Pourquoi t’a-t-on surnommée « La Tigresse » ?
H.C. : Ce sont les policiers, les inspecteurs de la DST quand ils sont venus m’arrêter. Ils ont renvoyé cette image de moi aux journalistes le lendemain de mon arrestation, parce que je les ai reçus peut-être pas comme une tigresse mais sans leur faire la moindre concession. Ils sont arrivés à 6h du matin comme cela se fait toujours, et moi ce jour-là c’est l’employé du gaz que j’attendais.
Q.O. : Comment la police a-t-elle trouvé ton adresse ? As-tu été dénoncée ?
H.C. : Il y a eu ce jour-là 8 ou 10 arrestations simultanées. Nous nous savions suivis et nous avions organisé certaines précautions changeant nos adresses, nos papiers, nos habitudes, mais ils nous ont pris de court. Jeanson, lui, n’a pas été arrêté car il était déjà parti dans les nouveaux lieux où nous devions nous installer. Moi, j’ai été arrêtée parce que j’ai eu le tort d’attendre l’employé du gaz. Le destin en a été modifié.
Q.O. : Donc tu es allergique au gaz depuis.
H.C. : (elle rit) Oui, cela a décidé de ma vie en quelque sorte, mais je ne peux pas dire aujourd’hui que j’aurais souhaité une autre vie, celle-ci me convient.
Q.O. : En 1960, tu as été condamnée à 10 ans de prison, et tu t’enfuis avec un groupe de femmes en 1961.
H.C. : En effet, tout avait été méthodiquement organisé. Nous avons été pris en charge par le réseau français Jeanson et le FLN, qui étaient tous deux très organisés. On nous a fait sortir par la Belgique et l’Italie jusqu’au Maroc.
Q.O. : A l’époque, on vous appelait les « porteurs ou porteuses de valises ». Ces valises contenaient des sommes énormes, jusqu’à 500 millions d’anciens francs. Vous apportiez cet argent en Suisse, vous le donniez à qui ?
H.C. : C’était l’argent des cotisations des militants du FLN. Nous étions un maillon dans la sortie de cet argent. Il nous était remis par des militants du FLN. Une fois j’ai pris le taxi, ce qui était le meilleur moyen de se déplacer, et en voulant m’aider à poser la valise dans le coffre, le chauffeur de taxi me dit : « Comme c’est lourd ! C’est dommage que ce ne soit pas des billets de 1 000 F ». Alors je lui ai répondu « Dans ce cas-là, je préférerais que ce soit des billets de 10 000 F » (anciens francs bien sûr), ce qui était effectivement le cas.
Q.O. : Vous le remettiez à qui ?
H.C. : On le remettait à une personne du réseau Curiel qui procédait à l’évacuation de l’argent selon un système bancaire. On n’a jamais passé de valises d’argent clandestinement à travers les frontières. L’argent sortait par des procédés bancaires.
Q.O. : A part le fait de porter de l’argent, quelle était votre action politique ?
H.C. : Cela ne s’arrêtait en effet pas au transport d’argent, mais cela n’a jamais été jusqu’aux attentats. Je pense que nous ne l’aurions jamais fait pour des raisons politiques, morales, etc. Nous étions un réseau de soutien au peuple algérien, mais ce n’était pas notre propre guerre. On a fait des passages de frontières d’Algériens qui devaient fuir la France, on a fait de l’hébergement, énormément, etc. Moi, je m’occupais de l’argent, mais d’autres camarades s’occupaient d’autres secteurs. Il y a une activité à laquelle nous tenions beaucoup, en particulier Jeanson, c’était un travail d’information vis-à-vis des Français, parce que nous tenions beaucoup à être « Réseau français » de soutien à la lutte du peuple algérien.
Q.O. : Après l’indépendance, on a beaucoup parlé du trésor du FLN placé en Suisse. Vous, les militants, qui aviez transporté tout cet argent, quelle a été votre réaction ?
H.C. : Là, tu m’en demandes beaucoup. J’étais alors tout à fait ailleurs, et plus du tout dans le coup. Je sais qu’on a beaucoup parlé de cette affaire, « le trésor de guerre de Khider », et des règlements de compte qu’il y a eu tout autour. Mais je ne peux pas te dire ce qui se passait une fois que cet argent était entre les mains des militants dn FLN. Moi, je suis arrivée à Alger le 1er août 1962 avec 600 F en poche. Que ma famille m’avait fait parvenir, et c’est tout. Aucune adresse, rien. Mais à cette époque, Alger était une ville où tout le monde rencontrait tout le monde. On y rencontrait d’anciens copains, algériens, français, etc. Je me suis très vite récupéré une famille algérienne qui m’a hébergée, puis j’ai trouvé un travail avec l’UGTA, très peu payé mais qui me permettait de survivre.
Q.O. : Pourquoi es-tu allée t’installer en Algérie ?
H.C. : Pourquoi je suis allée là-bas ? Il fallait bien que j’aille quelque part. Je n’ai eu le droit de rentrer en France qu’en 1967.
Q.O. : Tu étais donc en Algérie parce que tu n’avais pas le droit d’être en France. HC. : En effet, car je n’avais aucune autre raison d’être en Algérie, j’étais Française.
Q.O. : A cette époque, comment as-tu vécu l’indépendance algérienne ? Et quelle est ton opinion sur l’Algérie aujourd’hui ?
H.C. : J’ai vécu 10 ans en Algérie. Je pense que c’était des années avec une certaine grandeur. Du projet de Boumediene... on peut dire beaucoup de choses sur les erreurs qui ont été faites, certes, mais c’était un projet grandiose. Ainsi du projet de sidérurgie qui était dans la suite du « Plan de Constantine » : d’un petit projet de 30 000 tonnes, on est passé à un énorme projet de 1 200 000 tonnes, c’est peu de dire que le projet avait changé de dimension... Pour l’Algérie actuelle, mon regard, eh bien je lis les journaux tous les jours et, hélas, je compte les morts. Mais en ce moment, je trouve que c’est un peuple qui résiste. Quant aux événements qui se produisent en ce moment en Kabylie, je ne peux en dire tout ce que j’en pense, ce sont des événements complexes, il y a des manipulations, etc. Mais c’est quand même la preuve d’une volonté de changement qui démontre la force de ce peuple. Ils sont porteurs d’espoir, avec tout ce que cet espoir peut provoquer d’inquiétude...
Q.O. : Les Français qui ont milité pour l’indépendance de l’Algérie, comment ont-ils été considérés par les autres Français après l’indépendance de l’Algérie ?
H.C. : Les gens de droite nous voient comme des ennemis. Quand je suis rentrée en France, j’ai eu la chance de trouver un travail qui m’a passionnée. Je me suis re-située là, parce que je suis rentrée en France sachant que c’était là ma place.
Q.O. : Certains militants français qui ont soutenu l’Algérie avant son indépendance disent que l’Algérie ne les a pas aidés après l’indépendance.
H.C. : Je n’ai jamais entendu cela. J’ai été très bien accueillie en Algérie. On nous a donné la possibilité de faire des choses intéressantes. Moi qui n’étais ni ingénieur ni technicienne, on m’a donné dans la sidérurgie des responsabilités, un travail passionnant que je n’aurais jamais eu la possibilité d’avoir en France.
Q.O. : Ton livre, pourquoi l’as-tu appelé « La Porte Verte » ?
H.C. : « La Porte Verte », c’est la porte par laquelle ma fille Michèle, qui avait alors 7 ans, entrait à la prison de la Roquette lorsqu’elle venait me voir. Mes parents et l’avocat, qui était Roland Dumas, avaient obtenu un droit de visite à peu près toutes les 3 semaines et mon père avait obtenu que ma fille n’entre pas par la grande porte, qui était couverte de chaînes, avec des gardiens de prison... Ma fille ne savait pas que j’étais en prison. Elle pensait que j’étais dans une maison de repos, et mes parents voulaient éviter qu’elle en parle à l’école. « La Porte Verte », c’était cet arrangement avec l’administration pour qu’elle rentre là sans penser qu’il s’agit d’une prison. Elle l’a quand même compris, en croisant un jour une amie qu’elle avait connue à l’extérieur, et elle s’est dit : « Elles ne peuvent pas être toutes dans une maison de repos au même moment, c’est autre chose...»
Q.O. : Tu as 70 ans, qu’est-ce qui te passionne encore dans la vie ?
H.C. : (elle rit) C’est une question très indiscrète... J’ai continué de militer. Ce qui me passionne, c’est encore l’Algérie... J’achète les journaux algériens tous les jours, je me tiens au courant et je milite dans un collectif de solidarité... ce qui pose d’ailleurs plein de problèmes. Je milite auprès du parti communiste français.
Q.O. : Le fait d’avoir fait ce livre.. qu’est-ce que ça a changé pour toi ?
H.C. : C’est curieux d’avoir fait ce livre... Une fois que c’est fmi, je n’ai pas l’impression que c’est moi qui l’ai écrit. Le regard que l’on porte sur sa vie est autre, elle devient comme qui dirait intelligible. Moi qui ai une formation littéraire, je n’avais encore jamais écrit au sens d’écrire un livre, et cette expérience m’a passionnée, je vais peut-être continuer.
Entretien réalisé par Ali Ghanem
Quotidien d’Oran, 1er novembre 2001