La publication des œuvres de Charles-Robert Ageron
La publication des œuvres de Charles-Robert Ageron, doyen des historiens de l’Algérie coloniale, aux éditions Bouchène, dont il faut saluer le travail, constitue une entreprise essentielle pour la connaissance et la compréhension de cette colonie. Le lecteur dispose désormais de sa thèse d’Etat, les Algériens musulmans et la France 1871-1919, publiée en deux volumes et sa thèse complémentaire inédite, le Gouvernement du général Berthzène à Alger en 1831. Nous voudrions insister sur deux volumes rassemblant tous les articles publiés par Charles-Robert Ageron, De l’Algérie « française » à l’Algérie algérienne et Genèse de l’Algérie algérienne. Ils montrent l’étendue des savoirs, la diversité des sujets abordés qui empruntent à l’histoire politique surtout, mais aussi à l’histoire sociale, économique et à la démographie historique, le classicisme de la méthode qui tient les sciences sociales à distance comme de nombreux savants de sa génération. Charles-Robert Ageron cherche d’abord à établir les faits avec le plus d’exactitude et de vérité en utilisant le matériau de l’historien par excellence, l’archive écrite. Retenons parmi ces nombreux textes, deux articles qui éclairent par leur savoir les débats actuels. Le premier est en rapport avec la violence coloniale et la périodisation de la guerre : l’insurrection du 20 août 1955 dans le Constantinois1. Alors que la guerre commencée depuis la Toussaint 1954 piétinait, les chefs de la wilaya II décidèrent de mobiliser la paysannerie de cette région en la poussant à attaquer les Européens, parmi lesquels il y eut 123 morts. La répression fut terrible, sans qu’il soit possible d’en donner une estimation. La guerre sainte fut l’outil de mobilisation des fellahs misérables du nord-constantinois. Le 20 août 1955 radicalisa les deux communautés, les Européens virent dans les émeutiers des fanatiques et la répression militaire fit basculer la population du côté du FLN. Les chefs de la wilaya II avaient réussi leur opération : le sang versé séparait Européens et Algériens et la guerre d’Algérie changeait de vitesse : « Pour la France comme pour les militants nationalistes algériens, la Révolution annoncée le 1er novembre devenait la guerre d’Algérie » 2.
Le second article est en rapport avec les harkis3. En cinq pages, Ageron tord le cou aux contrevérités, aux chiffres trafiqués sur les questions des harkis, ces supplétifs de l’armée française qui auraient été, selon le mythe en vigueur, lâchement abandonnés par la France au génocide perpétré contre eux par le FLN. Ageron montre que :
1- ni le gouvernement, ni l’armée n’abandonnèrent les harkis : le ministre des Armées, Pierre Messmer, proposa aux harkis le 8 mars 1962 : Le choix entre un engagement dans l’armée et le retour à la vie civile avec prime de licenciement. Or, 21 000 supplélifs sur les 40 000 que comptait l’armée à ce moment-là demandèrent leur licenciement ;
2 - la France accueillit les harkis, certainement mal, mais les accueillit. 14 000 harkis partirent pour la France, fin juillet 1962. Pompidou estima nécessaire, le 19 septembre 1962 : d’assurer le transfert en France des anciens supplétifs qui sont actuellement en Algérie et qui sont venus chercher refuge auprès des forces françaises 25 000 à 27 000 harkis furent acrueillis officiellement entre juin 1962 et juillet 1963. Au recensement de 1968, 85 000 anciens supplétifs et membres de leur famille confirmèrent leur nationalité française ;
3 - le chiffre de 100 000 harkis massacrés « relève de la légende noire ». Il faut en rester à l’évaluation de la 10 000 annoncée par l’ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney. Et de poser la question : « Est-ce là une page honteuse de notre histoire ? »
1. C.-R. Ageron, Genèse de l’Algérie algérienne, p. 535-553.
2. Ibid., p. 535.
3. Ibid., p. 664-667.
Jean-Pierre Peyroulou
Esprit, octobre 2005